Arnaud Lagardère et Vincent Bolloré.
Arnaud Lagardère et Vincent Bolloré. © Thomas Padilla/MaxPPP - Vincent Isore/IP3 Press/MaxPPP

Vivendi a-t-il pris trop tôt les commandes du groupe Lagardère, propriétaire du géant de l'édition Hachette et des médias Europe 1, Paris Match et Le JDD ? La Commission européenne suspecte le groupe de Vincent Bolloré d'avoir imposé ses décisions au top management d'Arnaud Lagardère avant même d'avoir été autorisé à mener cette acquisition. Selon nos informations, ses services de la concurrence ont procédé, en décembre, à une saisie informatique à distance ciblant les boîtes mail de membres des directions de Vivendi, Lagardère et de leurs filiales respectives d'édition Editis (qui détient Plon, Robert Laffont ou encore Nathan...) et Hachette (Fayard, Grasset, Stock...). Le management de la branche médias de Lagardère y a aussi été soumis, de même que celui du groupe de presse Prisma Media (Capital, Gala, Femme actuelle...), propriété de Vivendi.

Cette procédure de contrôle inopinée a été menée dans le cadre de l'enquête approfondie que la Commission européenne a ouverte, le 30 novembre, sur le projet d'OPA du groupe de Vincent Bolloré sur celui d'Arnaud Lagardère. Ce type de mesure est le plus souvent mis en œuvre après une dénonciation d'un concurrent ou d'un tiers opposé à l'opération. Si Bruxelles active de plus en plus ce levier, ces collectes de données sont toutefois loin d'être systématiques. D'après nos informations, la direction générale de la concurrence de la Commission a ainsi exigé un accès aux mails contenant un ou plusieurs mots-clés parmi une liste d'une quinzaine de termes choisis en amont. En explorant ces correspondances, l'antitrust européen cherche à savoir si l'absorption du groupe Lagardère par Vivendi et les décisions stratégiques qui en découlent ont été mises en œuvre alors que Bruxelles n'a toujours pas donné son accord à l'opération.

Risque de sanction

Depuis juin 2022, Vivendi détient, en théorie, 57,35 % du capital du groupe Lagardère, mais n'est pas en droit d'exercer les pouvoirs associés à cette prise de contrôle tant que l'OPA n'a pas été validée. Dans ses investigations sur un éventuel "gun jumping" - qui désigne le fait de mettre en œuvre une opération de concentration avant d'y avoir été autorisé - la Commission européenne pourrait se pencher sur certaines orientations prises par le groupe Lagardère et ses filiales pour y chercher la patte de Vivendi.

Vu de Bruxelles, le rapprochement éditorial - et même physique, puisque les deux rédactions vont être rassemblées au siège de Lagardère - entre Europe 1 (détenu par Lagardère) et la très conservatrice CNews, propriété de Vincent Bolloré pourrait constituer des indices. L'ombre du milliardaire breton derrière certaines Unes de l'hebdomadaire Paris Match, comme celle consacrée le 7 juillet à l'ultra-conservateur cardinal Robert Sarah dont il est proche, pourrait attirer l'attention des enquêteurs. Certains recrutements aussi, à l'image de celui de l'animatrice de CNews Laurence Ferrari, bombardée rédactrice en chef à Paris Match en septembre, ou de Lomig Guillo, transféré de Prisma Media à la rédaction en chef du JDD Magazine en juin dernier. Les éventuelles synergies entre Lagardère et Vivendi seront aussi scrutées.

La sanction de la Commission européenne pourrait être lourde pour Vivendi si les services de la concurrence, dirigés par Olivier Guersent, établissaient un tel "gun jumping". Le groupe détenu par la famille Bolloré risque en théorie une amende pouvant s'élever à 10 % de son chiffre d'affaires mondial, soit 957 millions d'euros sur la base de ses résultats en 2021. Dans les faits, l'ardoise n'atteint jamais ce plafond mais peut malgré tout être conséquente.

Vivendi perçu comme désinvolte à Bruxelles

Pour Vivendi, griller les étapes dans son rachat de Lagardère serait d'autant plus malvenu que le feu vert de Bruxelles est loin d'être acquis. La Commission européenne a déjà exprimé un certain nombre d'inquiétudes quant aux effets potentiellement néfastes en matière de concurrence qu'aurait cette acquisition. C'est ce qui a d'ores et déjà obligé Vivendi à engager la cession d'Editis. L'attentisme des équipes du géant des médias, qui ont par exemple tardé à soumettre à la Commission européenne leurs engagements pour répondre aux réserves du régulateur, agace par ailleurs à Bruxelles.

Pour faire monter la pression sur Vivendi, Bruxelles a ces dernières semaines agité le spectre d'un potentiel risque de position dominante dans le domaine de la presse people. Vivendi est en effet propriétaire de Gala et de Voici via le groupe Prisma Media, et via Hachette de Paris Match. Si selon plusieurs sources cet obstacle a peu de chances de mettre en péril le rachat de Lagardère par Vivendi, il permet en tout cas à la Commission européenne de montrer son scepticisme face à cette opération. Selon nos informations, les services de la concurrence ont même mené début décembre une inspection dans les locaux de Paris Match pour effectuer des recherches dans les ordinateurs de cadres de la rédaction. Le directeur général de la rédaction Patrick Mahé, la directrice de la rédaction Caroline Mangez et les rédacteurs en chef Laurence Ferrari, Romain Lacroix ou Benjamin Locoge ont notamment dû s'y soumettre. Une démarche qui témoigne de la méfiance croissante de Bruxelles vis-à-vis de Vivendi et des éléments communiqués par le groupe en vue de son projet de rachat.

Article modifié le 16/01/23 à 10h50 : Contrairement à ce que nous avions indiqué initialement, Havas Voyages n'est plus une filiale de Vivendi. L'entreprise est détenue depuis 2015 par Marietton Développement.

Alexandre Berteau, Antoine Cariou
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