Les choix d'Eric Léandri, à la tête de Qwant, suscitent de plus en plus d'interrogations.
Les choix d'Eric Léandri, à la tête de Qwant, suscitent de plus en plus d'interrogations. © Reuters/Benoît Tessier
Plusieurs rapports d'alerte ont été envoyés aux plus hautes instances de l'Etat et au gouvernement en début d'année par deux anciens dirigeants de Xilopix. Cette société, rachetée par Qwant fin 2017, a souhaité informer le premier ministre, le ministre de l'économie, son homologue des armées ainsi que le président de la République sur la situation du moteur de recherche. Consulté par La Lettre A, ce document de dix pages évoque la situation commerciale fragile de Qwant, sa dépendance persistante envers le moteur de Microsoft, Bing, et l'existence d'un brevet sur une méthode de recherche par l'image créée par la société Xilopix, encore non exploité à ce jour. Or, il se trouve que cette technologie fait l'objet, selon ses deux promoteurs, de recherches identiques de la part d'Amazon, sous le nom de code "Scoot".

La réponse à cette note d'alerte a été pilotée depuis l'Elysée, qui a convoqué les deux auteurs en février. Etaient présents à ce rendez-vous l'un des ex-dirigeants de Xilopix, le conseiller action publique et transition numérique d'Emmanuel Macron, Fabrice Aubert, ainsi que le directeur de cabinet de Mounir Mahjoubi, Nicolas Gaudemet.

Le marketing politique de Qwant, lui, continue de faire mouche mois après mois. Côté cour, la start-up parvient encore à fédérer dans son sillage des personnalités politiques et à rallier moult défenseurs de la croisade anti-GAFAM. Sans oublier les coups diplomatiques. Le PDG, Eric Léandri, a fait partie de la poignée d'entrepreneurs ayant accompagné le premier ministre Edouard Philippe lors de son déplacement au Mali, du 22 au 24 février. Qwant y a signé un protocole d'accord avec le Conseil national du patronat du Mali (CNPM) pour la création d'une académie numérique dans le pays. Dernier coup de com' décroché par le moteur de recherche surfant sur la protection de la vie privée : se voir attribuer une place de choix lors de la journée organisée par le Centre d'études et de prospectives stratégiques (CEPS), le 21 mars à l'Assemblée nationale, intitulée "GAFAM, défis et alternatives".

Les procédures judiciaires s'accumulent

Côté coulisses, toutefois, les nouvelles informations collectées par La Lettre A montrent l'envers du moteur de recherche, à base de procédures judiciaires qui s'accumulent, de départs réguliers de salariés, voire de pressions sur certains d'entre eux. En 2018, le lobbyiste attitré du moteur, par ailleurs actionnaire de l'entreprise, Léonidas Kalogeropoulos, président du cabinet de lobbying Médiation & Arguments, a appelé personnellement plusieurs salariés licenciés par Qwant. Selon notre source, l'un de ces appels, en mars 2018, a consisté à comprendre pourquoi l'entreprise se séparait d'un nombre croissant de collaborateurs et obtenir quelques échos sur le climat social et le management pratiqué. Contacté, le lobbyiste explique avoir mené cette démarche privée de sa propre initiative, et non pour le compte de plusieurs actionnaires. Ce qui ne l'a pas empêché, selon ses propres dires, de faire état de ces échanges avec les dirigeants de Qwant ultérieurement.

Selon plusieurs témoignages, la start-up devenue fer de lance du discours quasi souverainiste en matière de technologie anti-GAFAM serait aux abois financièrement. Des salaires de février ont été versés en retard, selon nos informations. Sur ce point comme sur nos autres interrogations, aucune réponse n'a été formulée. Pas d'explication non plus sur le décalage entre les piètres performances commerciales de l'entreprise en 2017 - déficitaire de 8,5 millions € (LLA du 29/11/18) -, alors qu'elle a affirmé dans Les Echos mi-mars tabler sur un chiffre d'affaires de 10 millions € pour 2018, avec une ambition de 30 millions € en 2019, sans préciser avec quels types de revenus.

Intimidation d'anciens salariés ?

La Lettre A a également eu accès à un document inédit. Il s'agit de la retranscription d'un échange qui s'est tenu au bar d'un hôtel parisien, en janvier 2018, entre un salarié de l'entreprise, licencié quelques mois plus tôt, et un directeur général adjoint de Qwant, qui n'appartient plus désormais à la société. Après un point sur le différend du salarié avec Qwant, l'ex-dirigeant suggère à son interlocuteur de faire attention à lui... physiquement. S'il ne cite jamais de nom, il fait référence de façon explicite à Eric Léandri.

Simple mise en garde ou réelle intimidation ? La justice a déjà eu à trancher sur un dossier de harcèlement concernant ce salarié. Une plainte simple avait déjà été déposée à Paris en juin 2017 et été classée sans suite en mai 2018. Toutefois, le document évoqué ci-dessus ne figurait pas au dossier.

Chose sûre, les interrogations s'étendent aujourd'hui au-delà des détracteurs de la première heure et des anciens salariés en délicatesse avec Qwant. France télévisions prépare une enquête grand format sur le moteur franco-allemand. A l'origine de cette initiative : l'annonce de l'installation de l'outil en juillet 2018 sur les 10 000 postes du groupe d'audiovisuel public (LLA du 25/07/18).

Au sein de l'écosystème numérique, la plupart des spécialistes français du SEO (search engine optimization, le référencement naturel sur le web) n'ont jamais considéré cette solution comme un objet d'étude significatif. Par ailleurs, les startupers du secteur - y compris les plus critiques sur le moteur - s'inquiètent des conséquences qu'occasionnerait une chute éventuelle de la maison Qwant. L'effet domino serait inéluctable.

Robin Carcan
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